L’afroféminisme est un sujet on ne peut plus brulant sur la toile et dans les médias. Un sujet souvent flou pour certains, qui peut regrouper plusieurs visions et que nous avons souhaité approfondir dans une série d’articles avec pour thème « Afroféminisme : parlons-en ! ». L’objectif est d’offrir à nos lecteurs une vision 360 de ce mouvement qui se propage à la vitesse grand V. Dans cette série d’articles, vous trouverez non seulement des interviews mais aussi des chiffres issus de sondages en ligne ou encore des articles d’analyse. Pour retrouvez l’ensemble des articles du dossier « Afroféminisme : parlons-en« , cliquez ici.
Nous poursuivons cette série de d’articles avec Aïchatou OUATTARA, juriste de formation spécialisée dans le droit social et les problématiques liées au travail. Auteure du blog afrofeminista.com où elle traite des problématiques de genre des femmes africaines et afrodescendantes.
Quelle définition donnez-vous au féminisme en général et à l’afro-féminisme en particulier ? Pourquoi la nécessité de se distinguer du féminisme en général ?
Pour moi, le féminisme est un mouvement qui a pour objectif de lutter pour l’égalité des droits pour les femmes aux niveaux politique, économique et social. Il ne s’agit pas, comme de nombreuses personnes le pensent, d’une détestation des hommes mais plutôt d’un combat contre les normes patriarcales qui entravent la libération et l’autodétermination des femmes. D’ailleurs, selon moi le féminisme ne concerne pas uniquement les femmes, les hommes doivent aussi s’impliquer dans ce combat car ils sont des pères, des fils et des maris et il est important qu’ils oeuvrent afin que leurs mères, leurs filles et leurs femmes puissent s’émanciper en dehors des carcans sociétaux et traditionnels imposés par le patriarcat.
En outre, il faut également ajouter que les hommes sont également des victimes indirectes du système patriarcal qui les déshumanisent en les enfermant dans des rôles d’hommes virils, forts et machistes en leur déniant le droit de pleurer ou de montrer leurs émotions par exemple. C’est pour ces raisons que je pense que les hommes doivent comprendre que la lutte féministe n’est pas contre eux à proprement parler mais contre un système de domination et qu’ils ont tout intérêt à y prendre part.
En ce qui concerne l’afroféminisme, c’est également un mouvement politique féministe qui lutte contre les oppressions et discriminations spécifiques subies par les femmes afrodescendantes (Afrique subsaharienne et diasporas noires). En effet, les femmes noires sont à l’intersection d’au moins deux types d’oppressions : le racisme et le sexisme. Elles peuvent également cumuler à ces deux oppressions d’autres types d’oppressions telles que l’orientation sexuelle, la classe sociale, la religion, le handicap,ect… L’afroféminisme est donc intersectionnel car il prend en considération le cumul des oppressions et le fait qu’aucune d’entre elles n’est plus importante que l’autre. L’afroféminisme est également décolonial car il combat les représentations stéréotypées assignées aux femmes héritées de l’esclavage et de la colonisation. Par exemple, la question du corps des femmes noires est un élément qui illustre parfaitement ces stéréotypes. Les corps des femmes noires sont animalisés, exotisés, hypersexualisés, ostracisés et stigmatisés tant dans la représentation dans les médias que par l’utilisation d’adjectifs tels que « panthère », « lionne , »tigresse »,ect.. qui sont régulièremet utilisées pour décrire les femmes noires. Selon moi, la lutte afroféministe s’effectue à deux niveaux :
- Au niveau intracommunautaire (dans les communautés afrodescendantes et africaines) : il s’agit de lutter contre le système patriracal qui existe dans également dans ces communautés, de plaider pour l’émancipation des femmes et déconstruire l’idée que le féminisme ne serait pas africain ou qu’il n’aurait pas sa place sur le continent et dans la diaspora.
- Au niveau extracommunautaire : Il faut visibiliser les expériences et vécus des femmes noires, dénoncer les oppressions racistes et sexistes (et autres )et déconstruire les stéréotypes hérités de l’esclavage et la colonisation assignés aux femmes noires.
Il est important de souligner que l’afroféminisme n’est pas un bloc monolithique. L’afroféminisme se distingue du féminisme mainstream car il est centré sur les discriminations spécifiques vécues par les femmes noires en raison de leur genre et de leur race. Il est important de préciser que l’afroféminisme n’a pas pour but de diviser la lutte féministe ou de faire du « communautarisme » mais de mettre en exergue des vécus et expériences qui ont été longtemps invisibles ou minorisés dans les mouvements féministes traditionnels. En effet, le féminisme mainstream s’est construit de manière hégémonique en imposant aux femmes non blanches une vision du féminisme euro-centrée à laquelle elles devaient se soumettre. Cette attitude « maternaliste » et condescendante est une forme de néo-colonialisme car cela a pour but d’imposer à des femmes la manières dont elles doivent vivre leur féminisme sans tenir compte des contextes traditionnels, culturels et historiques des sociétés dont elles sont issues.
L’afroféminisme permet aux femmes noires de saisir elles-mêmes les armes de leur libération et de leur autodétermination. Elles n’ont pas besoin d’être « sauvées ». Pour terminer, je voudrais juste insister sur quelque chose de très important. L’afroféminisme n’est pas une « mode » ou « un phénomène en vogue » comme certains le pensent. De tout temps, les femmes africaines et afrodescendantes se sont battues pour leur libération et leur émancipation, ce n’est donc pas quelque chose de neuf. Le vocable « afroféminisme » est sans doute récent mais la lutte est séculaire. Sur le continent africain et dans les diasporas noires, de nombreuses figures historiques féminines (la Mûlatresse Solitude, M’Balia Camara, la Reine Nzinga ou les Amazones du Dahomey,etc…) témoignent de cet état de fait. C’est pour cette raison que je dis souvent que les femmes noires n’ont pas besoin de regarder ailleurs pour trouver des modèles féministes, elles peuvent puiser dans leurs héritages culturels car l’histoire de l’Afrique et des diasporas noires regorge de modèles qui démontrent que l’image misérabiliste de la femme noire véhiculée particulièrement en Occident est erronée.
Comment les femmes noires se sentent-elles perçues par la société occidentale aujourd’hui ?
Les femmes noires sont généralement invisibles dans les médias traditionnels en Occident. Et lorsqu’elles le sont c’est de manière stéréotypée ou négative. Comme je le mentionnais antérieurement, de nombreux clichés sur les femmes noires subsistent, sur leurs corps, leurs cheveux, sur leur sexualité,…. Ils sont pour la plupart hérités de la période esclavagiste et coloniale. Cela se traduit par des adjectifs animalisants tels que « panthère », « tigresse » ou « lionne » fréquemment utilisés dans les médias pour décrire les femmes noires.
Les femmes noires sont perçues dans la société occidentale comme hyper-sexuelles. Il n’est pas rare pour certaines femmes noires d’avoir entendu d’hommes blancs avoir des propos tels que « j’aimerais me faire une Noire » ou « Les Noires sont chaudes au lit ». Cette hyper-sexualisation des femmes noires remonte à l’époque esclavagiste. Durant cette période, les maîtres abusaient sexuellement de leurs esclaves et pour justifier leurs actes, ils ont construit le mythe de la Jézabel. Jézabel est une figure biblique qui représente la promiscuité, la fornication et la luxure. Ce mythe qui a permis justifier des siècles de violences sexuelles à l’encontre des femmes noires perdure encore aujourd’hui. Les femmes noires sont perçues comme sexualisées à outrance et leur sexualité est considérée comme incontrôlable et déviante.
Je donne pour exemple les chanteuses Beyoncé, Nicki Minaj et Rihanna qui sont critiquées régulièrement car elles eraient trop sexualisées tandis que leurs consoeurs blanches comme Lady Gaga, Christina Aguilera ou Madonna sont saluées et considérées comme avant-gardistes et féministes. Cette différence de traitement s’explique par le fait que la perception de la sexualité des femmes noires en Occident résulte d’un imaginaire esclavagiste qui place les femmes noires à l’intersection du racisme et du sexisme.
De plus, la beauté des femmes noires est également marginalisée. On ne compte plus le nombre d’articles désobligeants concernant les cheveux crépus et les tresses africaines. Cependant, on constate aussi que ces mêmes coiffures portées par des femmes blanches sont au contraire célébrées. Cela démontre le regard porté par le monde occidental sur les femmes noires et la pression exercée sur elles afin qu’elles se conforment aux normes esthétiques euro-centrées.
Quelles sont aujourd’hui les principales oppressions et discriminations subies dans les sociétés occidentales par les femmes noires ?
Les femmes noires subissent de nombreuses discriminations et oppressions dans les sociétés occidentales au niveau de l’emploi, de la santé, de la beauté,ect… Je vais centrer sur ma réponse sur le domaine de l’emploi car c’est ma spécialité. Je suis juriste spécialisée en droit social et sur les questions liées à l’emploi. Je travaille actuellement dans les RH.
Le marché du travail en Occident se caractérise par une stratification ethnique. Les travailleurs d’origine étrangère sont majoritaires dans des emplois dits précaires car peu qualifiés et peu rémunérés, tandis qu’ils en sont en minorité numérique dans les fonctions dites supérieures c’est-à-dire celles qui sont qualifiantes et dont la rémunération est élevée. Dans ce contexte, on observe une une surreprésentation des femmes noires dans les métiers du care (soins de santé, travail domestique,..). On définit le care comme étant des expériences ou des activités qui consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres tels que le travail domestique, de soins, d’éducation, de soutien ou d’assistance. Les métiers du care se caractérisent par une faible qualification, une pénibilité du travail, des salaires peu élevés et un manque de reconnaissance de la société.
La forte représentation des femmes noires dans les métiers du care démontre bien l’intersection entre genre et classe qu’elles subissent. En effet, ces métiers sont généralement considérés comme « féminins », se caractérisent par une forte pénibilité et sont faiblement rémunérés. La présence des femmes noires dans ces métiers résulte d’un certain nombre de préjugés notamment celui qui voudrait qu’elles soient plus résistantes physiquement ou d’idées reçues telles que leur prétendue prédisposition naturelle à s’occuper des autres. La question de la classe sociale doit être également prise en considération car la faible rémunération de ces métiers est un indicateur de la position des femmes noires sur le marché du travail et dans la société en général.
Les femmes noires sont présentes dans d’autres secteurs plus qualifiés du marché du travail, même si cela est en plus faible proportion que dans les métiers du care. Elles doivent faire face à de nombreux défis tels que la discrimination à l’embauche, le plafond de verre, les inégalités salariales et les micro-agressions sur le marché du travail.
Les femmes noires se sentent invisibles ou du moins peu représentées dans la société occidentale, comment cela se matérialise t-il ? Comment y remédier ?
Je pense qu’il est nécessaire que nous nous ré-approprions nos modes de narration et que nous puissions nous raconter nous-mêmes. En effet, vu notre faible représentation dans les médias et les stéréotypes dont nous faisons l’objet, qui mieux-que nous-mêmes pouvons changer cela ? C’est un processus qui est déjà en marche. Depuis quelques années, de nombreuses femmes noires en Occident utilisent leurs plateformes et leurs talents pour donner une image des femmes noires plus fidèle à la réalité que celle véhiculée par les médias. Je pense notamment à Amandine Gay avec son film « Ouvrir la voix » ou encore la dessinatrice Nicholle Kobi. Je m’en réjouis car cela s’inscrit pour moi dans une démarche d’autodétermination c’est-à-dire de ne plus attendre la reconnaissance des autres mais de décider de nous valoriser et de nous célébrer nous-mêmes. Il y a un célèbre proverbe qui dit « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur ». On peut l’appliquer à l’image des femmes noires véhiculée en Occident. On ne peut laisser aux autres le soin de nous représenter. C’est ce message que je véhicule sur mon blog, l’importance d’utiliser nos propres ressources pour changer notre narration et de ce fait, créer des rôles modèles pour les futures générations de filles noires afin qu’elles n’aient pas à se construire à travers des stéréotypes déshumanisants.
Comment ne pas tomber via nos revendications dans la discrimination nous aussi des autres ? Quelles sont les limites du mouvement afro-féministe ?
Je pense qu’il est important de comprendre que le mouvement afroféministe n’a pas pour but de diviser le mouvement féministe et de faire du « communautarisme ». Ce n’est pas non plus un mouvement anti-féminisme blanc. Il est important de dénoncer le racisme et les rapports de domination qui existent dans les mouvements féministes blancs à l’encontre des femmes noires. Il est également important de dénoncer la posture maternaliste et néocoloniale des féministes blanches à l’égard des femmes noires. Il faut le faire non pas dans le but de diviser mais dans le but d’unir toutes les féministes autour du combat commun qui est la lutte contre le patriarcat. En effet, il ne peut y avoir de sororité tant que susbisteront à l’intérieur du mouvement féministe des inégalités entre femmes et des rapports de domination qui mènent à la silenciation des voix de certaines femmes et à l’invisibilisation de leurs vécus et de leurs expériences.
Je ne sais pas si le mouvement afroféministe a des limites. Je sais par contre qu’en tant qu’afroféministe, je suis avant tout féministe. Je me tiens aux côtés de TOUTES les femmes dans leurs combats et dans leurs luttes même si ceux-ci sont différents des miens. La lutte contre le patriarcat est universelle car toutes les féministes du monde luttent à leur manière pour l’égalité des droits pour les femmes. Les différences idéologiques ne doivent pas être une entrave à la solidarité entre féministes, il est important d’être unies pour mener des combats communs. Je terminerais en citant Audre Lorde, féministe afro-américaine qui disait cette phrase très juste qui résume parfaitement ma pensée : “I am not free while any woman is unfree, even when her shackles are very different from my own”.
Retrouvez l’ensemble des articles de notre dossier « Afroféminisme : parlons-en » en cliquant ici.